Les confitures ? une affaire de fruits, de bassine, et de cuisson.

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Dans les années 1950, ma grand-mère faisait des confitures « à l’ancienne », sans le savoir. La recette n’avait pas dû beaucoup changer depuis l’invention du sucre cristallisé, blanc ; le « sucre à confiture ». D’abord, se procurer les fruits. Quand je dis « se procurer », le verbe ne convient pas. Nous utilisions les fruits du jardin ou ceux que l’on nous offrait. Pas question d’acheter pour faire de la confiture, pas plus que pour manger d’ailleurs, si ce n’est à de rares occasions ou alors pour quelques fruits exotique comme oranges, citrons ou abricots que les hivers trop froid interdisaient à Beaumont. Le pamplemousse, guère apprécié à cause de son amertume n’arrivera que plus tard, en même temps que l’avocat. Mangues, noix de coco etc, ne seront, pour ma mère, que des folies de fin de carrière (elle qui prendra le prétexte de les faire découvrir aux enfants de la maternelle), en tous cas certainement jamais goûtés par mes grand parents, à l’exception des dattes qui évoquaient les colonies et qui étaient rapportées en cadeau par les cousins partis en Afrique… La confiture est là pour absorber les surplus des cueillettes familiales. Ou alors, les voisins et amis, après avoir mangé tout leur saoul et réalisé leurs propres conserves, donnent ce qui leur reste encore : « Elles vont se perdre », ou, comme l’a dit à maman ce père d’ élève : « les cochons n’en veulent plus ». Après ces arguments définitifs, on ne peut qu’accepter. L’essentiel est bien de ne pas gaspiller et, au moins, d’en faire profiter quelqu’un, à charge de revanche, et ainsi perpétuer la tradition de l’offrande en nature pour l’entraide et la convivialité. Les pots seront donc garnis de cerises, prunes d’Agen qui abondent dans la région, poires, figues, coings, cassis, groseilles, melons d’Espagne ou tomates vertes. Les pêches sont plutôt destinées à la conserve en bocal. La part aura été faite des fruits au sirop ou à l’alcool, en ce qui concerne les cerises et les pruneaux. Les cerises, particulièrement abondantes, viennent du Pic, propriété du grand-père maternel. Robert, le gendre, a greffé deux cerisiers au bord de la route et la cueillette est reçue dans de grand paniers en osier. Mon père monte dans l’arbre et nous le guidons puisque une fois là haut beaucoup de fruits ne sont plus visible, cachés par les feuilles. Bien rouges et biens juteux. J’ai des souvenirs de fruits mâchouillés, croqués, pelés, tellement abondants que je pouvais tout essayer en matière de préparations et de dégustations.

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Extraits d’un film super 8 !

Cela n’avait rien à voir avec la production du petit bois de cerisiers aux fruits acidulés qui s’étaient semés à la sauvage, à côté de la première et vieille maison en torchis. Beaucoup plus petites, les cerises jaunes et rouges, qui auraient peut être été bonnes dans l’alcool, mais que personne ne prenait le temps d’accommoder. Au Pic encore, au bord de l’allée, plus près de la maison, il y avait un grand poirier de la Saint Jean. Là, dégustation en fruits. Pas de confiture. La propriété a ses rangs de pruniers d’Agen. Les pruneaux étaient destinés à la vente et seront apportés au marché de Bergerac ou Périgueux. Cependant, en prévision de l’hiver, une partie en était distraite pour la consommation familiale, à cause de ses vertus médicinales. Une parenthèse pour évoquer le séchage dans le four près de la mare. Celui-ci n’est allumé qu’une fois par an, lorsque la récolte a été disposée sur les clés en forme de goutte, caractéristique de la région. Il est chauffé au bois, cela va sans dire. L’odeur qui s’en dégage est digne du Paradis. La porte ouverte, sucre et fruits chauds attirent les abeilles et les guêpes par dizaines et il est prudent de bien regarder avant de mordre ! Coings et melon d’Espagne poussent également à la ferme. La fabrication de la gelée de coing et surtout de la pâte, est longue et demande de la force pour passer le liquide dans un tamis ou le tordre dans un torchon afin d’obtenir, in fine, la transparence désirée. Ah ! le goût sur une tartine de pain de campagne beurrée et la beauté du pot de gelée de coing au soleil ! Le melon demande moins de travail, encore qu’il faille débusquer tous les pépins dont une partie servira pour de nouveaux semis. Une année, j’en fais un collier, pour la fête des mères sans doute. Cela pique le cou et quand on en a fait un… on en reste là. Les cassis et les groseilliers ne sont pas cultivés et ma mère en garde une grande nostalgie de son jardin d’enfance. Elle en fera donc planter et je ne connaîtrai ces goûts que tardivement, d’ailleurs sans beaucoup apprécier cette acidité. Quelques pêchers de vigne se joignent aux pourvoyeurs de délices, mais en trop petite quantité, au Pic comme à Beaumont où se trouvent par contre des figuiers au jardin du Cros Blanc. Les mûres sont à cueillir au bord des routes et chemins. Elles ne sont pas encore polluées par les gaz d’échappement mais nécessitent beaucoup de temps pour les ramasser, et du temps, il en manque. Donc il ne s’agit que de grappillage pendant les promenades du dimanche.

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Robert fait l’acrobate dans le cerisier sous le regard de son père

Revenons aux confitures. Après avoir lavé les fruits il convient de les parer, de les dénoyauter. C’est du moins l’idéal mais il arrive qu’il y en ait trop et, avec la fatigue on risque d’en oublier quelques uns. Ma fois tant pis, il faudra seulement prévenir l’utilisateur du risque et de la présence de « fèves » indésirables. La température est forcément chaude et dans la cuisine ou dehors, sous la tonnelle, nous nous retrouvons face à un panier plein de fruits, un journal sur la table ou les genoux, un bassine vide qui attend la manne. L’épluchage commence. Les abeilles du voisin et les guêpes ne tardent pas à venir nous visiter.

Bien sûr, à Beaumont comme à Faux, je veux aider, ou du moins regarder de près. Comme pour tous les petits de mammifères non pourvus de télévision, l’apprentissage passe par l’observation des aînés. Je parle de la télévision parce que, en ces temps éloignés, les distractions offertes étant plus rares, les « je peux venir avec toi ?» étaient plus nombreux. Comment apprendront les générations suivantes ? Sans doute préféreront-ils acheter du tout cuit d’avance ou bien s’il leur venait l’envie de pratiquer cette action folklorique, iront-ils chercher la recette sur Internet ou dans des ouvrages spécialisés. Donc, les abeilles, les guêpes, tournent autour de nous, le couteau coupe trop pour moi ou pas assez, c’est fastidieux à la longue et le jus colle jusqu’au coude. Heureuse compensation, on peut manger jusqu’à satiété et même quelque fois, un peu trop…

Deux récipients sont nécessaires : l’un pour faire « tremper », l’autre pour cuire. Or c’est à partir de là qu’il ne faut pas se tromper et bien calculer. En effet, « à l’ancienne », les fruits vont rester plusieurs heures si ce n’est toute la nuit à reposer au frais avec quasiment leur poids de sucre. Le récipient ne devra donc pas risquer d’être attaqué par les acides ou les possibles débuts de fermentation. Il sera émaillé. Une grande bassine blanche et jaune est dédiée à cette tâche. Il convient de connaître le poids de fruits enfin préparés, donc de déduire celui de la grande bassine. C’est elle le premier récipient, luisante et inattaquable car émaillée. Dans une famille bien organisée, comme c’est le cas, les différents poids et mesures de ces tares couramment utilisées sont inscrits sur un carton à portée de la main. Comment peser une bassine pleine de fruits avec une balance romaine ? Une ficelle passée dans les poignées et la voilà suspendue au crochet. Attention à l’équilibre en veillant à ne pas lever trop haut au dessus de la table… si le nœud allait lâcher… Nous savons maintenant combien il faudra de sucre, presque toujours autant que de fruits. Soit on a pris ses précautions et on a des réserves, soit on va à l’épicerie acheter le nombre de kilos nécessaires. En ces temps là les ménagères ne vont pas, une fois par semaine au super marché, qui d’ailleurs n’existe pas encore. Non, les courses se font tous les jours, pour ce dont on a besoin sur le moment. Or dans chaque maison c’est l’époque des confitures et gare à la pénurie. Les fruits sont alors saupoudrés de blancheur et avant qu’il ne soit répartis avec une grande cuillère en bois, je regarde comment peu à peu il s’écroule, se creuse, devient translucide et disparaît dans les remous en s’agglutinant autour du manche. Un linge propre sur le tout et, à la cave.

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Le lendemain matin ou l’après midi, branle bas de combat. La température est toujours aussi élevée mais le plaisir doit être mérité et la gourmandise a ses contraintes. La confiture, pour se garder longtemps, devra cuire longtemps. Jusqu’à obtenir une consistance proche du fruit confit. Pour une bonne tenue on aura pris soin d’ajouter un sachet de pépins de pommes pour que la pectine produise son effet. Donc on aura chaud pendant un bon moment. Nouvelle bassine pour la cuisson. Lorsque le salaire d’instituteur le permettra, mes parents achèteront une bassine en cuivre. Luxe, et beauté ! … et que de soins pour l’entretenir propre et brillante.

En 1740

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Viens le moment de la cuisson, sur le gaz, quel progrès ! Le Butagaz bien sûr. Le gaz de ville n’arrivera que près de 50 ans plus tard. En général il vaut mieux avoir une bouteille en réserve, sinon il faut vite monter chez le quincaillier du haut de la rue s’en procurer une autre.

Il va s’agir maintenant de veiller près du feu en tournant régulièrement avec la cuillère en bois, et de se cuire soi même… Mais quel bonheur que ce parfum s’élevant de toutes ces promesses de délices et de tartines somptueuses..

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Les pots ont été soigneusement lavés à l’eau bien chaude. Ils attendent sur un meuble à proximité, posés sur un journal qui s’imprégnera des coulures. Un plat où reposent cuillère, écumoire, louche, et une assiette où déposer un peu de confiture, en fin de cuisson, au moment de l’impatience et des questions, pour tester l’épaisseur, la propension du fluide à couler ou à geler. « Crois-tu qu’elle est assez cuite ? », « Depuis le temps, elle devrait être assez cuite », « Pour qu’elle se conserve bien, il faut qu’elle soit bien cuite », « Cela fait une heure que je tourne ! » Une heure, deux heures parfois. « C’est pas encore fini ? ». Chacun y va de son commentaire et de son conseil, « moi, je… ».

L’écumoire enlève la surface blanche et bouillonnante qui troublerait la transparence des gelées.

Petit ou grand perlé….cela restera un mystère pour moi. Quelques fois maman prend du jus entre le pouce et l’index et regarde si « ça prend » ou si « ça file » pour détecter le bon moment. « Regarde, la cuillère se nappe, cela ne coule plus dans l’assiette ». Première dégustation pour apprécier.

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On transpire, on s’impatiente ou au contraire s’obstine, soucieux de ne pas rater ce régal et de ne pas risquer de gâcher tant de bons produits et de soins. Ça y est, on peut éteindre.

Toute la famille se pique de savoir estimer au plus juste le nombre de pots nécessaires. En a-t-on préparé assez ou faudra-t-il courir à la cave pour en ramener d’autres ? Le petit surplus éventuel sera goûté au prochain repas pour provoquer l’admiration légitime ou recevoir les premières critiques : « elle n’est pas assez cuite », « pas assez gelée », « trop cuite »….un test où l’honneur de la cuisinière est en jeu.

Les pots de verre sont épais et biseautés. Eux aussi sont forcément « à l’ancienne ». Je voudrais remplir les pots mais ma demande n’est pas vraiment la bienvenue. D’abord le pot risque d’éclater. Il faut donc mettre un peu dans chacun d’eux pour qu’il se réchauffe (d’où l’importance d’en évaluer le nombre probable). Chacun se couvre instantanément de buée et redevient transparent en un clin d’œil.

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Remplir sans coulures sur les parois extérieures ! L’embouchure est aussi large que la louche, n’empêche… Tout un art. La confiture n’est plus dorée par la paroi cuivrée et on peut la contempler dans sa couleur définitive.

Je me souviens d’une confiture de cerises tellement cuite, sirupeuse, qu’elle en était quasiment noire. Avec des fruits confits. Elle faisait des perles sur le beurre blanc de la tartine. Un goûter paradisiaque préparé par la nounou, madame Faugère, et dégusté dans la cour de l’école à Faux. Cinquante ans plus tard je la vois encore, je la sens dans la bouche.

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Attendre que le tout refroidisse. Les pots sont alignés, en général il y en a 7 à 8. On en profite pour enlever les éventuelles coulures avec un linge humide (pas d’éponge à la maison en ce temps là), avant le séchage qui rendrait l’opération plus difficile.

De même pour la bassine, mais avant de la remplir d’eau pour dissoudre les sucres, nous nous empressons de la racler le plus possible à la petite cuillère que nous suçons telle un bonbon. Idem pour la louche. Cette récompense nous est réservée, à maman et moi.

Aujourd’hui l’opération serait vite finie. Nous fermerions les pots, le plus souvent de récupération, de leur couvercle et hop, terminé.

Cela n’existe pas encore en 1950. Une fois refroidis, il faudra les couvrir. Comment ? en apposant tout d’abord au contact de la confiture un rond de papier sulfurisé préalablement justement et habilement découpé à la bonne dimension. Il me revient de le mouiller dans une soucoupe remplie d’alcool qui préviendra, du moins un certain temps, l’apparition des moisissures. Cela me pique un peu le nez mais c’est indispensable et amusant à faire. Quelque années plus tard nous nous essayerons à la couche paraffine dans un souci d’efficacité et de modernisme.

Le pot n’est pas tout à fait habillé. Viendra une capeline de papier kraft ou de récupération, serré par un élastique. (si possible de récupération lui aussi. Une boîte dans le buffet les collectionne). Les bords du chapeau sont arrondis et égalisés aux ciseaux.

Dernière opération : la pose de l’étiquette avec le nom du fruit et l’année. Les parties blanches des planches de timbres postaux font très bien l’affaire. Cette touche finale est en général apportée par le maître de maison.

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Après un dernier passage de linge humide au fond des pots, les voilà prêts à être alignés sur l’étagère haute. Non pas dans le but de les soustraire à un quelconque larcin, comme on l’écrit souvent dans les histoires pour enfants et qui ne me viendrait même pas à l’idée puisqu’il y en a toujours à ma disposition, mais parce c’est leur place, en attente. Le pot entamé, lui, trône au milieu du buffet, derrière la porte à clapet, entre 2 piles de plats, bien à portée de la main.

Quel bonheur d’avoir préparé tout un hiver de douceurs et quelle joie, malgré la fatigue d’avoir pu humer tout à loisir ces odeurs délicieuses. Rien que pour cela on en oublie sa peine. (2013)

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