Des tranchées à la ferme, Jean et Angéline Delord s'écrivent pendant la guerre de 1914-1918
Paru dans le Bulletin de la Société d’Art et d’Histoire de Sarlat et du Périgord Noir. N° 160- 2020/1
Un coffre en bois, oublié dans une cave et, dedans, assez bien conservée, la correspondance d’un couple d’agriculteurs, petits propriétaires d’une ferme à La Potence de Faux, canton d’Issigeac. Ils se sont mariés en 1901 et ont acheté, en 1904, grâce à la dot et aux prêts de la famille, une modeste maison composée de rez de chaussée [cuisine et deux chambres] et grenier, grange, étables, dépendances et cour attenant. Une parcelle contiguë de deux hectares environ et traversée par un chemin communal, contient le puits et les étables. S’y ajoutent quatre hectares de terres labourables, vigne, bois, cabane de vigne et mare. Il n’est compris à la vente aucun cheptel. Le couple en prend possession en septembre. Le fils qu’ils ont tant attendu ne verra le jour que sept ans plus tard et, par malheur, décèdera à trois semaines, d’une pneumonie. Il avait été baptisé Delorin ! Jean Delord est né à Badefols en 1875. Ayant quitté la ferme originelle pour aller à Verdon, où il fait la connaissance d’Angèle Sort, dite Angéline, fille d’agriculteurs, comme lui, et installés à Faux. C’est là que s’implante la nouvelle famille. Le 15 mai 1909, naît Georgette. Angéline, de sept ans la cadette de son mari, est sous l’autorité de celui-ci, comme il se doit à l’époque. Elle n’imaginait pas se trouver seule à guider la ferme pendant les quatre ans de la Grande Guerre, longue période qui ne sera entrecoupée que par trois ou quatre permissions de son poilu.
Angéline et sa mère (Coll. Eliane Promis)
Les lettres et les colis
De Ma chère femme en Mon cher mari, la correspondance qu’ils vont échanger avec assiduité, nous livre un compte rendu détaillé de l’activité de l’un et de l’autre. Les lettres, d’une orthographe approximative, se succèdent, tous les deux ou trois jours, ou plutôt se croisent le plus souvent, tributaires des aléas de l’acheminement et des consignes de suppression de courrier pendant les grandes batailles. Pour ce qui est du contenu, la liberté est toute relative et se heurte aux recommandations pour préserver les secrets militaires et à la crainte de la censure. Comme Jean est malin, au tout début, il prévient sa femme que pour braver l’interdit, il écrira le lieu où il se trouve, sous le timbre. C’était sans compter avec la franchise qui ne tarderait pas à être instaurée ! Le 9 juin 1915 : Je suis toujours dans la Lorraine, où, un endroit que je ne peux te dire les noms de la commune que c’est bien défendu. En août : Je ne te dis jamais l’endroit où je suis à cause que si tu venais à te tromper sur l’adresse, que tu mettes où je suis, cela me compterait au moins huit jours de prison alors ce n’est pas la peine quand on peut s’en dispenser. Il se fera un plaisir d’écrire quelques cartes et missives en patois, autant par nostalgie du pays que pour faire un pied de nez aux censeurs dont il est tout fier de déjouer, croit-il, les indiscrétions. En avril 1917, année de contestations, lorsque ses illusions se seront envolées : Je peux te dire que les journaux donnent toujours de bonnes nouvelles, beaucoup de prisonniers, beaucoup de matériels mais ça ne dit pas loig perda que oben soun bien gronda o sa que pareil fal pas porla d’oco nous jey bien défendu [que nous traduisons par : les pertes qui sont bien grandes mais c’est pareil, ils nous ont bien défendu de parler de ça]. En mars 1918, tout à son mal du pays, il envoie une carte où il ne fait qu’exprimer des banalité, mais encore en patois : Lou temps ey toujours bien brabe, fay bien souleil. [Le temps est toujours bien beau. Il fait bien soleil.]. Angéline se fera un devoir de lui expédier également une trentaine de colis, essentiellement de la charcuterie ou des poulets rôtis en boîtes soudées, ce qui ne se pratique qu’à Issigeac où elle devra se rendre à cet effet.
Carte lettre de Jean Delord (Coll. Eliane Promis)
En route pour la victoire
Lorsqu’éclate la guerre Jean a 39 ans et il fait partie du 96e Régiment d’Infanterie Territorial basé à Bergerac. Le voyage à destination des Vosges, par Toulouse, Avignon et Besançon s’apparente à un circuit touristique. Bien sûr, il a vu des réfugiés, des prisonniers et n’ eu que du pain à manger pendant trois jours mais il découvre de nouveaux pays, des plantes rares comme les orangers et les oliviers, une campagne bien différente du Bergeracois, tout cela en compagnie de son frère, d’un cousin et autres gars du « pays ». Alors que les premières lettres d’Angèline lui parviennent, pleines de ses larmes et de la tristesse générale qui règne à Faux, il la réprimande sèchement en la priant de cesser ses petites manières. La guerre sera finie dans trois ou quatre mois et il va très bien. Les hommes, dit-il, doivent faire leur devoir et ce ne sera qu’une formalité. Dès le début d’octobre il se demande quel souvenir il va leur offrir lorsqu’il va revenir pour les vendanges ou, au pire, pour les labours. Il n’a jamais été aussi bien et ne s’est jamais mieux porté. On devine un léger règlement de compte entre époux. De fait il a été nommé cuisinier et c’est un bon filon. Tellement bon qu’il va refuser les premières permissions de peur qu’à son retour la place n’ait été prise. Ses camarades sont principalement employés à nettoyer les champs de bataille c’est à dire enterrer les chevaux et les morts. Bien sûr, cela peut rapporter car beaucoup en profitent pour vider les poches des défunts, mais lui, il s’y refuserait par honnêteté. Lettre de Georgette (29 Avril 1918) (Coll. Eliane Promis)
Il échappe la plupart du temps aux manœuvres chargées de « dérouiller » ces vieux soldats, d’entretenir le moral et prévenir les funestes conséquences de l’oisiveté. Pendant ce temps, il est bien toujours chaud et peut boire et manger à volonté. Il précise, de lettres en lettres, les kilos gagnés qui lui valent l’admiration et les compliments de tous pour son éclatante bonne santé et l’excellence de sa cuisine. Il prévient sa femme qu’à son retour il lui apprendra à faire de la bonne soupe. L’abondance de bœuf préparé à la grille est telle qu’il en sera quasi dégoûté à l’instar d’un autre soldat de Saint-Avit-Sénieur, du 96e, écrivant à sa femme qu’il n’en veut plus de cette viande et, surtout, qu’on lui cuise un poulet à sa prochaine permission. Jean assure qu’il n’a jamais été aussi bien : Jamais je ne serai mieux que je suis. Je n’ai que peur que ça ne durera pas assez. Lorsqu’il en tombera malade, le médecin lui dira que c’est parce qu’il a le sang aigre à force de trop bien manger. Voilà de quoi satisfaire son épouse… qui lui promettra maintes fois le paradis, quand la guerre sera finie. Cependant, le principal souci de Jean est de continuer à diriger la ferme à distance et d’avoir un récit détaillé de ce qu’il s’y passe ainsi que des travaux réalisés. Angéline se trouve d’abord désemparée et Jean appelle sa famille à la rescousse. Sa parentelle, elle aussi pressée de travail, ne viendra de Badefols qu’une ou deux fois en quatre ans. Le manque d’hommes se fait sentir partout et chacun pare au plus urgent, chez lui. Angéline doit rendre un rapport quasi quotidien de ses activités. En septembre 1914, il veut savoir si les pommes de terre ont été ramassées, si les raisins sont mûrs, si les raves sont belles, si les bœufs profitent, si elle a vendu le cochon, combien de canards seront engraissés, si les réquisitions de bœufs et de blé continuent, si les sacs ont été bien payés, si elle a ramassé les hybrides, (…) s’il se fait quelques labours. en octobre il faudra faire labourer et semer. Il faudrait que sa femme demande au voisin de lui montrer comment faire : Si tu veux essayer de labourer, il te faut dire à Élie de chez Boulin qu’il te mette les bœufs à la petite charrue et qu’il commence à labourer pour voir si elle prend assez à la terre. Qu’il te la règle car si elle ne prenait pas assez, tu trouverais plus difficile à la tenir. Il te faut labourer à plus [sic], tu feras semer après. Il va falloir semer les fèves. Comment se passent les foires ? Si nous résumons, au cours des cinq premiers mois de guerre, Angéline, en sus de ses devoirs de mère d’une fillette de 5 ans, de ses travaux ménagers, a dû s’occuper des volailles, des bœufs, engraisser canards et cochon, labourer, vendanger pour elle et pour aider ses parents et les voisins, semer les fèves et les céréales, chercher truffes et champignons, aller à Bergerac, aux foires et marchés. Avec pour seules pauses, les messes du dimanche. Pendant ce temps notre territorial continue à se prendre pour le roi de la compagnie. Curieux, il décrit les habitudes locales de Lorraine, les pratiques culturales, très impressionné par les attelages de quatre à cinq chevaux, l’organisation des villages regroupés et compare les différences du climat. Il parle des habitants, signalant au passage qu’ ici aussi les femmes aiment les hommes puisqu’elles ont beaucoup d’enfants. Il lit les journaux dont il envoie des coupures, se réjouissant de l’avancée des combattants français, toujours victorieux. Les reculs sont systématiquement très minimes. C’est l’époque où il croit encore ce qu’il y a dans les journaux.
L’affaire des bœufs
Alors que tout allait bien, au début de 1915, il va être extrêmement contrarié par Angéline. La ferme n’a ni vaches ni veaux. À l’instar de beaucoup de cultivateurs, la charrue et autres outils agricoles sont tirés par un attelage de bœufs. Pour ne pas avoir à les nourrir pendant qu’ils sont inactifs, il ne sont achetés qu’avant les gros travaux, dressés à cette tâche. Certains agriculteurs se consacrent au dressage pour en tirer un meilleurs prix une paire habituée à être enjouguée. Jean, qui apprécie son attelage, compte bien les retrouver à la fin de la guerre, il l’a écrit. La vente des bovins est exclusivement une affaire d’hommes. On discute, ausculte et marchande entre paysans et avec les marchands. À défaut des hommes encore, louent leurs services pour conduire les attelages et effectuer des travaux, ce sont les « bouviers ». Qu’Angéline en parle à Jean, en février 1915, ou que de bonnes âmes se soient chargées de le prévenir, il sait que sa femme s’est permis de vendre ses bœufs pour en acheter d’autres qu’il va bientôt traiter de « veaux ». La lettre qu’il lui envoie lui rappelle la loi. Je t’écris en réponse à ta lettre que j’ai reçue hier et qui était datée du 31 où tu me dis que tu as vendu les bœufs. Je t’assure que tu m’as bien mis en ennui car je t’ai dit assez souvent que je ne voulais pas les vendre, seulement tu ne tiens aucun compte de ce que je te dis, alors tu fais toujours à ta tête comme par le passé, tu ne réfléchis rien du tout car si tu avais réfléchi avant de les vendre tu aurais compris que tu ne devais pas les vendre sans que moi je donne mon avis. Seulement, vous faites tous ensemble ce que bon vous semble, comme si je ne devais plus revenir comme bien des camarades feront. Pour moi, vous agissez bien mal envers moi aussi bien les uns que les autres car ce n’est pas le moment de vendre un bon attelage au mois de février où il faut avoir grand besoin d’argent. Je ne sais pas si tu en as nécessité ou si tu en as car depuis six mois que je suis parti tu ne m’as jamais dit l’argent que tu avais. Tu as bien fait à ton idée, seulement que tu devrais pas faire comme ça ou au moins il me le semble. Moi, j’avais compté de garder ces bœufs pour faire ton travail ce printemps. Avec cela tu aurais toujours trouvé quelqu’un pour les faire labourer de temps en temps et au lieu de ça, il ne se fera aucun labour du tout. Tu ne sèmeras pas seulement une pomme de terre ni une betterave si tu es seule comme maintenant. Je sais qu’il y a toujours assez de promesses mais quand le moment sera venu, chacun aura plus de travail qu’il pourra en faire et le tien restera toujours en arrière. Enfin tu te contentes mais tu ne demandes pas si les autres le sont. Cependant, si j’étais comme tout autre que je suis, ça serait un procès car toi, tu ne peux plus vendre que les autres achètent, sans mon avis. Pour moi, il n’en sera pas ainsi car je ne voudrais pas avoir un procès avec quelqu’un de ma famille. Tout ce que je peux dire, qu’il vaudrait bien mieux ne pas s’occuper des affaires que de travailler ainsi car après la guerre, les bœufs seront plus chers que jamais on n’a vu et ça sera difficile de les trouver comme l’on voudra. Tu me diras plus tard que tu as fait une grosse bêtise, qu’il aurait mieux valu me demander avis mais ça ne sera plus le moment et si nous n’avons pas pour nous servir, personne ne nous en donnera sans l’argent au bout des doigts. Les femmes n’avaient guère de droits et dépendaient effectivement des autorisations de leur mari. Angéline qui ne reçois pas tout de suite la lettre de Jean, continue à lui écrire comme si de rien n’était. Elle finit par lui donner des explications et invoque les dettes du ménage et les conseils donnés par ses frères. L’affaire a fait grand bruit, jusque dans sa belle famille. Albert, le frère de Jean, lui écrit comme à une sœur pour lui faire de discrètes remontrances. Angéline, fine mouche, pour le détourner de ses reproches, commence à associer sa fille à la correspondance et à donner des détails de la vie de Georgette. Elle sait son mari particulièrement soucieux des progrès scolaires de sa petite Georgette. En avril 1915, Jean est à peu près calmé par les explications de sa femme et l’annonce des premiers résultats d’une gestion qui se révélera très bonne. Bientôt les dettes sont épongées, les cultures poursuivies et le bœufs très bons dans leur travail.
« Je prospère mais je travaille »
Angéline travaille tellement que les premiers signes de fatigue apparaissent. Les aides que lui apportent voisins, ouvriers et famille ne peuvent être que ponctuelles. Elle se lève à quatre heures du matin pour ne se coucher qu’à dix heures du soir, après avoir écrit à son homme. C’est bien triste d’avoir un homme et de ne pas pouvoir s’en servir, surtout lorsqu’il faut couper du bois, labourer, traiter la vigne, vendanger, moissonner, etc. Elle finit par tomber malade au point de rester couchée un jour ou deux en 1916 et 1917. Sa famille alertée et inquiète prend les choses en main. Son beau-frère, après l’avoir faite examiner par un médecin local, puis par celui du canton, qui ne trouvent pas de quoi elle est atteinte, se décide à l’emmener auprès du « major », à Bergerac. Celui-ci lui diagnostique une névralgie dans les os dit-elle. Ayant enfin mis un nom sur son mal, elle est rassurée, reprend courage et va de mieux en mieux. Personne ne pourra lui dire qu’elle fait des manières. L’espoir revient d’une permission de Jean qui pourrait enfin l’aider un peu. Il faut dire que les bonnes langues du village commençaient à répandre le bruit que s’il ne vient pas c’est qu’il ne le veut pas. Des soldats pourtant, elle en voit toutes les semaines. Pourquoi pas le sien ?
Jean Delord (le deuxième à partir de la gauche) devant son gourbi (Coll. Eliane Promis)
Des marmites aux « marmites »
La situation de Jean s’est nettement dégradée au fil des années. Le régiment territorial change régulièrement de cantonnement. Le « gourbi » remplace les granges remplies de paille et les maisons. Les réorganisations des compagnies et des régiments se succèdent. Jean, s’il n’est jamais envoyé au front, n’est plus cuisinier et les « marmites » qu’il côtoie désignent les gros obus allemand qui lui passent sur la tête. Il doit souvent être de garde, travailler la nuit, supporter la neige et le gel. Il n’a plus pour se loger que les abris creusés dans la terre des tranchées, dans les bois ou dans des ruines au milieu de villages désertés et dévastés. Ce n’est pas que le travail demandé soit fait pour effrayer ces rudes paysans mais le climat, le manque de sommeil, et le danger permanent commencent à affaiblir les plus vieux territoriaux. Il doit principalement creuser ou restaurer des tranchées, empierrer des routes, garder des voies ferrées, distribuer le pain… Fin avril 1915, le danger s’accroît logiquement à mesure que le bataillon s’approche de la frontière. À chaque bombe lancée il se demande : Est-ce pour moi ? Surtout la nuit. Être dans une forêt, aux beaux jours, ne lui pose pas de problème si ce n’est que les aéroplanes sont de plus en plus nombreux à lui rendre visite… Alors, si le clairon sonne et il faut se coucher à terre. Ou on rentre dans les caves si c’est possible. À partir de juin 1915, les canonnades deviennent incessantes, comme un orage qui ne finirait jamais. Les territoriaux ne peuvent plus travailler que la nuit. Nous sommes entre les deux feux d’artillerie, les obus et les balles passent par-dessus nous, mais je t’assure que ça siffle pour de bon. Il y a toujours quelques blessés et quelques morts. La nuit du 19 au 20, ça a été terrible depuis 10 heures du soir. Le feu n’a cessé que par moments jusqu’au 20 au soir. Dans la nuit du 19 au 20, nous avons fait plus de 50 prisonniers, il y en avait beaucoup qui avaient l’air très jeunes, très gamins. Il y en avait deux qui avaient des sandales comme chaussures. Nous avons eu de notre côté 150 blessés et plusieurs morts faute d’avoir trop avancé. C’était notre canon qui les a blessés ou tués. Il commence à écrire à Angéline qu’il ne peut pas lui raconter vraiment ce qui se passe, non plus à cause de la censure, mais parce que c’est inimaginable. Il faut l’avoir vécu. Le 96e RIT est dissout et Jean passe au 48e RIT puis au bataillon de Pionniers. Les copains aussi ont été plus ou moins déplacés et Jean finira dans l’Oise, bien loin de son frère. Loin de refuser les permissions comme au début de la guerre lorsqu’il ne voulait céder sa place à personne, il invente un pauvre stratagème pour essayer d’en obtenir une : Tu diras à Guiraud qu’il m’écrive le plus tôt possible et qu’il me fasse une lettre que je présenterai au capitaine, qu’il mette qu’il y a bientôt trente mois que l’on ne s’est pas vus. Bien évidemment la lettre de Guiraud n’a pas eu l’effet naïvement escompté. Aux abus et passe-droits réels ou supposés, a fait suite une réglementation plus stricte. Depuis juin 1915, le général Joffre généralise le régime des permissions à tous les soldats. Jusqu’à présent seuls les mobilisés à l’arrière et, depuis mars 1915, les officiers pouvaient en bénéficier. De huit puis six jours, elles restent au bon vouloir des officiers, et suspendues en cas d’attaques. Elles peuvent être agricoles, de convalescence ou exceptionnelles.
Diplôme de fin de guerre de Jean Delord (Coll. Eliane Promis)
Les soldats ne peuvent imaginer passer un autre hiver dans les tranchées. Ils renvoient dans leurs foyers plusieurs colis contenant leurs effets d’hiver pour leur servir à leur retour à la ferme. Cependant, la guerre ne finit toujours pas Pendant l’hiver 1915 les conditions du « travail » de Jean deviennent de plus en plus pénibles. Les travaux de consolidation et de creusement de tranchées, de pose de barbelés, sont effectués de nuit pour échapper au maximum à la surveillance de l’ennemi, ce qui entraîne un surcroît de fatigue. Les lettres de Jean sont moins longues que par le passé. Il a fini par comprendre que la guerre allait continuer et le thème des permissions va devenir le leit motiv de chaque lettre. Il est toutefois assez partagé. Le 27 novembre 1916 : « Je t’assure que quand mon tour arrive, je suis comme les autres, je suis bien content de partir. Pourtant, il ne me devrait pas me tant tarder car je me porte beaucoup mieux où je suis que chez nous car chez nous, il faut trop travailler, c’est ce qui me dérange chaque fois que je viens. Où je suis, je travaille bien mais je ne me presse pas trop, j’en fais le moins possible et chez nous j’en fais autant que je peux et plus qu’il faudrait que j’en fasse ». Que devrait dire Angéline ! Elle espère toujours, elle est toujours déçue. À chaque changement d’affectation Jean a perdu son rang dans la liste d’attente, retardant sans cesse son retour au pays. Aux lamentations de sa femme, Jean répond en lui faisant la leçon. Tu me parles sur ta lettre que tu trouves le temps long. Je ne dis pas le contraire mais que veux-tu, moi je n’y peux rien, il y en a bien d’autres que toi qui s’ennuient. Au moins toi, personne ne te commande quand il pleut, tu peux rester à l’abri mais moi ce n’est pas ainsi car je peux te dire qu’il pleut tous les jours. Voilà le quatrième jour qu’il pleut mais la pluie ne m’empêche pas de marcher, nous partons le matin à 6 heures et demie, nous mangeons sur le terrain, nous rentrons le soir à 5 heures et demie, on soupe et à 7 heures, il ne faut plus voir une lumière. Pense si on s’ennuie toujours mouillé, nous n’avons pas seulement de paille pour nous coucher. Nous allons travailler aux tranchées, nous avons l’eau et la boue à mi-jambes. On a les pieds toujours mouillés, on est de plus en plus malheureux et toi tu me dis que tu es malheureuse. Non, tu ne l’es pas du tout. Si tu étais 24 heures avec nous, tu dirais bien que tu es heureuse. Si tu nous voyais quand nous rentrons le soir, tu ne saurais pas dire de la couleur que nous sommes habillés, la boue jusqu’à la tête. Enfin, c’est triste, on se dit bien des fois quand viendra la fin ? Mais si je peux voir ce jour, il sera beau le jour de la délivrance, plus beau que le jour du mariage mais nous sommes beaucoup qui ne le verrons peut-être pas car il ne faut pas longtemps. (…). Enfin, on est tous condamnés à mort depuis le commencement de la guerre et on attend toujours l’heure de l’exécution. Enfin, si tu réfléchissais un peu, tu dirais que tu es heureuse auprès d’autres. En février 1916, c’est la bataille de Verdun. Plus question de permissions. Ce que Jean attend plus que jamais, c’est la fin de la guerre. En mars, sa compagnie se trouve à l’arrière, chargée d’établir un camp d’aviation. À l’abri des bombes il admire à loisir les avions, y compris ceux qui se battent au-dessus de sa tête, laissant tomber des morceaux d’obus, mais il n’y a pas de blessés. Puis c’est à pieds qu’il change de cantonnement pour aller construire une route. Le 15 avril 1916, Angéline lui écrit : Tu me dis sur ta lettre que les poux te dévorent. Je te plains bien, toi que tu aimais à être si propre, je pense que ça t’ennuie beaucoup. Enfin, il faut prendre patience et en attendant la guerre finira et je pense que quand tu seras chez nous que tu seras bien mieux de coucher dans un lit bien propre avec ta petite femme dont il y a longtemps qu’il me tarde. Le » travail » de Jean va se poursuivre jusqu’à la fin des hostilités, avec quelques petits accidents : un doigt coupé, une épaule luxée, une entorse à la cheville, beaucoup de rhumes et des vaccinations obligatoires contre la typhoïde, vaccination dont il ne comprend pas le but ; « C’est bien malheureux de rendre malades des gens bien portants ». L’année 1917 est moralement la plus difficile. C’est celle des doutes et des rébellions. Les conditions de vie sont de plus en plus pénibles. Il se retrouve dans des souterrains à 8 mètres sous terre, et comme lit nous avons des échelles. Les journaux n’annoncent imperturbablement que de bonnes nouvelles et continuent à minimiser les échecs. À Faux, la fillette grandit, parfois pas aussi sage qu’il le souhaiterait, mais il est toujours très bienveillant avec elle. Il l’encourage à écrire et à bien apprendre ses leçons et à ne surtout pas manquer l’école. Les lettres qu’elle envoie à son père prouvent combien elle l’aime et ne l’oublie pas. Le culte est bien entretenu. Au moment des repas, la photo du soldat est installée devant sa place habituelle. La campagne de Jean ne sera officiellement terminée que le 4 février 1919. Cinquante hommes du 48e RIT seront désignés pour prendre part au défilé de la victoire le 12 juillet 1919. Jean n’est définitivement libéré de ses obligations militaires qu’en 1921. Vers 1950, Jean perd la vue en une nuit. Il meurt le 30 mai 1955, âgé de 80 ans.
Devant la ferme dans les années 30. De gauche à droite: Angéline Delord, Jean Delord, Roger Loubic, gendre, jeune fille inconnue, Georgette Loubic (fille d’Angéline), Micheline (fille de Georgette) (Coll. Eliane Promis)
En guise de conclusion
Jean et Angéline, gens bien ordinaires, ont subi, malgré eux, les drames de l’Histoire. Ils ont cependant eu de la chance. Il n’y eut pas de « morts pour la patrie » dans leur entourage immédiat. Jean n‘a pas été héroïque, il a survécu au mieux. Angéline a été fort méritante et a endossé avec courage et succès un rôle auquel les jeunes filles de l’époque n’étaient pas préparées. Au lieu de les éloigner, la guerre a renforcé leurs liens et a donné un nouvel élan à leur mariage. L’éloignement géographique a généré des échanges très nombreux pour conjurer l’angoisse, l’incertitude et la mort. L’absence fait prendre la mesure de ce que l’on a perdu, de ce que l’on regrette. Elle fait naître tous les espoirs mis dans le retour à une vie normale où l’on fera tout pour que ce soit encore mieux qu’auparavant. Jean a changé peu à peu de regard sur sa femme, mais c’est surtout l’évolution d’Angéline qui est remarquable. Sa personnalité et ses sentiments s’affermissent. Elle a gagné en confiance en elle et a bien mérité ses galons de cultivatrice et de maîtresse femme. Jean, qui au début de la guerre , en 1914, lui fait la leçon, finit par se rendre à l’évidence et, momentanément du moins, abdique son autorité souveraine pour reconnaître à sa femme de grandes qualités insoupçonnées. La guerre finie, le soldat redevient agriculteur et la famille, enfin réunie, poursuit une vie paisible pendant une trentaine d’années.
La ferme Delord (Coll. Eliane Promis)